Christian LEHMANN • « Vous n’êtes pas la solution, vous faites partie du problème »

Christian LEHMANN est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.


L’Ancien Monde nous a amenés dans la panade que nous subissons depuis plusieurs semaines. Généraliste, j’ai vu les politiques de tous bords s’amuser à s’essuyer les pieds sur ma profession. Je ferme les yeux et je vois les visages des collègues, militants convaincus, piétinés pendant des années pour des petits arrangements entre politiques, syndicalistes marron et assureurs. Je voudrais espérer que, demain, ceux qui applaudissent aux fenêtres se souviendront que le système de santé qui, en ville comme à l’hôpital, tient depuis des années sur la seule résilience des soignants, mérite mieux que quelques primes lâchées pour avoir la paix puis la reprise de la même gestion dogmatique. En un sens, je m’en fous. Je ne serai pas là pour le voir. Mais vous le devez, à vous-même, et à vos enfants.

On s’en balek d’une force

Je n’ai rien vu de plus écœurant, de plus déprimant, de plus inquiétant, que le ballet des politiques de seconde zone se frottant les mains en imaginant que la crise était en passe d’être jugulée, et que les affaires reprenaient enfin. Vous voulez que je vous dise : on s’en fout de vos stratégies pour reconquérir le pouvoir, on s’en cogne de vos tractations, on s’en balek d’une force de savoir que les anciens strauss-kahniens transpirant un peu pendant le naufrage de la macronie sont allés quérir la parole du Maître. On s’en fout. Vous n’êtes pas la solution. Vous faites partie du problème.

Aujourd’hui, après cinq semaines de confinement, la population aspire à retrouver une vie moins anormale. Mais les modalités et les conséquences de ce retour à l’extérieur sont à ce jour totalement incertaines.

Des amis me parlent des conséquences de l’enfermement sur leurs enfants, dont certains ne veulent plus sortir. Emmenés au dehors pour une petite promenade, la première depuis des semaines, ces enfants confinés en appartement en région parisienne demandent à rentrer chez eux au bout de quelques minutes, tant leur a été inculquée l’idée que le monde au dehors est dangereux.

Des «vieux» s’étiolent chez eux, se désespèrent, sentent fondre leurs muscles, s’amenuiser leurs forces. Chaque jour de confinement total, pour des gens dont l’espérance de vie est très limitée, est un fragment de vie perdu à jamais. Je le sens quand j’appelle mes patients âgés. Car, jour après jour, je téléphone à mes patients, suivant l’ordre alphabétique. Pas tous, mais ceux qui présentent des pathologies chroniques, et, dans la mesure du possible, tous ceux qui ont plus de 75 ans, si je ne les ai pas vus depuis janvier. Certains peuvent avoir besoin d’un renouvellement d’ordonnance, d’autres font face à des problèmes de santé et n’ont pas osé déranger, effrayés par les propos d’Edouard Philippe et la crainte d’une sanction financière s’ils se déplaçaient chez le médecin hors cas d’urgence (très efficace la peur de l’amende vu le niveau des retraites, bien joué Edouard, vraiment). Le rétropédalage récent n’a pas encore effacé cette réticence.

Et j’entends bien quand j’appelle mes patients se succéder au téléphone les émotions : l’étonnement, la reconnaissance, la gratitude. Ils ne sont donc pas totalement invisibles, ils ne sont pas oubliés. Il faut vous dire que les médecins n’appellent pas leurs patients, ou ne sont pas censés le faire. Pour l’Assurance-Maladie, c’est du démarchage, une pratique interdite et réprimandée. Jusqu’ici. Aujourd’hui, nous sommes exhortés par la direction générale de la Santé à prendre contact de nous-mêmes avec ceux de nos patients dont nous pensons qu’ils pourraient avoir besoin de notre aide. Rien de plus normal, me direz-vous. Mais l’Ancien Monde interdisait cette pratique, soupçonnant les médecins de «faire du chiffre». Il faut bien saisir que depuis trente ans au moins, les médecins de ville sont considérés par économistes et politiques comme des germes. Laissez un généraliste s’installer dans une ville, mon pauvre monsieur, et comme un virus génère une maladie, il générera des demandes d’examens, des prises de sang, des consultations répétées, pour garantir son chiffre d’affaires, pour faire tourner sa petite boutique. La solution trouvée dès les années 80, modeste et géniale, fut simple : diminuer le nombre de médecins. Dissuader les jeunes d’entrer dans les études, pousser les vieux à la retraite.

L’avenir, ils s’en foutaient

Les présidents de plusieurs syndicats médicaux n’y virent rien à redire : sur l’instant, cela permettait aux médecins en place de garantir leur clientèle. L’avenir, ils s’en foutaient. Dans les années 90, la Confédération des syndicats médicaux français estimait à 20 000 le nombre de généralistes excédentaires, piétaille qu’il fallait vite retirer du soin et reconvertir ailleurs. Le même syndicat dealait avec le pouvoir en place en 2004 la fin de l’expérience du médecin généraliste référent, qui avait vu près de 10 000 généralistes accepter de prendre en charge une patientèle sur le long terme en étant partiellement rémunérés pour cela directement par «la Sécu». La mise à mort de cette expérience nous relança dans la seule rémunération à l’acte, le temps de réflexion, de synthèse, de travail sur les dossiers n’étant plus payé.

Conséquence de cette méfiance et de ce mépris, la profession disparaît. La désertification médicale en cours, bien entamée, inexorable, n’est pas comme le serinent perfidement certains politiques la conséquence d’une prétendue fainéantise de jeunes «ingrats corporatistes» ou d’un tropisme vers la Côte d’Azur, mais de dizaines d’années de contraintes administratives et de flicage. Avant-hier encore, présentant son plan #MaSanté2022, Emmanuel Macron vouait aux gémonies les médecins de ma génération. Le modèle du médecin exerçant seul était obsolète, voué à disparaître. En quelques mots, le disruptif rayait de la carte la tranche d’âge la plus fournie d’une profession en voie de disparition. Le médecin de demain exercerait en groupe, dans des maisons de santé, sous contrat et protocole des agences régionales de santé, avec une responsabilité territoriale et populationnelle.

Etrangement, lorsque le coronavirus est arrivé, tandis que nos gouvernants se prenaient les pieds dans le tapis, entre mensonges sur la disparition du stock de protections, ARS aux abonnés absents et technostructure tétanisée, qui a formé la première ligne de front contre le Covid-19 ? Echangeant en temps réel des données sur l’explosion des cas, mettant en place des procédures basiques, cherchant à se protéger pour tenir le choc, mettant en place la téléconsultation, montant des centres Covid ?

Cette piétaille prétendument égoïste, vénale, frileuse et incapable de s’organiser sans benchmarking.

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